Article paru dans Point de Vue, daté du 26 septembre 1991.
 

    " Stefano, prince de l'amour et de la mer "
 

Etienne de Monpezat

    "On dit que les passions sauvent. Il arrive aussi qu'elles emportent
ceux qui leur donnent trop. Un an après, peut-on s'interroger sur la
destinée cruelle de Stefano Casiraghi, qui hésitait à choisir entre
l'amour et la mer ?

    De quel droit écrire sur quelqu'un que l'on ne connaît pas, même et
surtout s'il s'agit de lui rendre hommage ? J'avais d'abord songé à
refuser, pour cette simple raison, mais aussi parce que je pensais que,
si l'on avait -un peu - le droit de tout dire sur Stefano Casiraghi tant
qu'il était un personnage public, sa mort lui avait rendu le droit au
silence. A la réflexion, je me suis souvenu qu'il était de cette race
d'hommes dont Malraux a dit que "la mort transformait la vie en
destin". Dès lors, je pouvais peut-être -à la condition d'oublier sa vie
pour tenter de m'interroger, justement, sur son destin - jeter à mon
tour une petite pierre d'hommage, comme cette motte de terre qu'on
lance sur le cercueil, quand les mots ne veulent plus rien dire ...
    La tragédie, ce 3 octobre 1990, s'était donc abattue sur Monaco.
Qu'est- ce que la tragédie antique ou moderne, sinon les sentiments
des mortels, mais habillés des vêtements des dieux et des rois ? Il
n'est que de fermer les yeux un instant: il y a un an presque jour pour
jour, la Méditerranée se souvenait qu'elle avait inventé la tragédie et
les femmes en noir, celles-là qui depuis célèbrent la mort sur ses
rivages, à longs cris ou à longueur de silence. Ce jour-là, dans la
chapelle de la Paix, l'or et le pourpre des fauteuils soulignaient le
malheur d'une famille en noir. L'assistance mêlait les vieux rois et
ceux que l'époque se donne, de Michel de Roumanie, Victor-Emmanuel
de Savoie, mais aussi Karl Lagerfeld, Marc Bohan, Roberto Rossellini et
Alain Delon, Inès de la Fressange et les autres ... La petite Principauté,
qu'on dit "d'opérette" quand on veut sourire, ou de "conte de fées"
quand on veut s'émerveiller, ce bout de Rocher dont les "frontières
étaient faîtes de fleurs", Monaco la rose avait pris les couleurs du
deuil. Ces quelques hectares peuplés de 28 000 âmes mais "hantés par
des millions de rêves", étaient devenues capitale de la douleur. Et la
vitrine des fêtes et des sourires n'offrait plus qu'un bouquet d'images
dures comme des épines dans un coeur: Caroline, la princesse qui
depuis six ans ne cachait plus son bonheur, silhouette maintenant
égarée, le visage gonflé de pleurs, la bouche ouverte comme si l'air lui
manquait; le vieux père à tête blanche qui, quelques années auparavant,
chancelait sur son propre malheur, jetant cette fois des regards
inquîets sur sa fille en détresse ... et jusqu'à ce bouquet de roses
rouges et blanches -ou bien étaient-ce des oeillets ? - que les équipiers
de Stefano étaient allés jeter sur la mer, à l'endroit où elle l'avait pris
pour toujours...
    Alors, en dépit de notre siècle et de sa froide raison, comment ne
pas entendre la rumeur d'une vieille légende que l'histoire avait fini
par nommer "la malédiction des Grimaldi" ? L'incapacité d'une famille,
qui certes avait traversé les siècles accrochée à son nid d'aigle, mais
qui n'avait pas su vivre le simple bonheur des unions sans histoires ? Et
le cortège des princes malheureux se bousculait dans les mémoires, les
Hercule, les Louis, les Pierre ... On se souvenait du prince amiral,
Rainier, le premier à porter ce nom, et sa belle flamande -sa femme
devenue sorcière parce qu'il l'avait délaissée - sorcière pour interdire
à la descendance Grimaldi le bonheur d'amour; on avait cru la liste
éteinte avec les malheurs d'Antoinette, la soeur du prince régnant,
puis avec Grace la bien nommée qui avait redonné le sourire à la
Principauté, jusqu'à ce jour de 1982 ... Voici qu'à son tour Caroline, à
peine sortie de son deuil, entrait dans un autre !
    Mais lui, Stefano Casiraghi, qu'avait-il fait pour prendre place dans
la lignée noire ? Certes, son sourire était un peu triste. Réservé sans
être timide, sérieux sans être grâve. Certes, il avait choisi d'entrer
dans la chevalerie du risque. Mais il avait dit: "On n'a pas peur quand
on vit pour sa passion." Il avait avoué qu'il était un peu superstitieux,
mais c'était pour se tranquiliser avec le chiffre 3, et "les numéros
multiples de 3, le 6, le 9, le 12 ...". Il est mort un 3 octobre, au bout de
six ans de mariage, l'année de ses trente ans ! Il avait trois enfants, et
la bague qu'il avait offerte à Caroline comportait trois saphirs, un
jaune, un vert et un bleu ! Ses amis ont assuré qu'il était réservé sans
être timide, sérieux sans être grâve, solide, calme et posé. Peut-être,
mais j'ai dit que je ne parlerai pas de sa vie. J'avouerais néanmoins que
j'aimais, chez cet homme condamné à vivre en retrait, qu'il allât de
l'avant. Et j'ai retenu quelques bouts de phrases qui éclairent son
sourire mélancolique: "Quand il me semblait toucher le ciel du bout de
mes doigts ..." "Tout peut arriver, y compris la mort, maintenant que
j'ai donné la vie ..." "Mais, dans la vie, ne faut-il pas faire aussi ce que
l'on aime ?". En tous cas, pour avoir redonné, comme on l'a dit joliment,
"son rayon de lumière à une princesse de rêve", puisse-t-il n'entrer pas
tout à fait "dans la nuit froide de l'oubli ...". Un an après, on pourra
toujours essayer de déchiffrer la leçon que les dieux ont peut-être
voulu écrire dans le sillage de la douleur. Il était jeune, il était beau
comme on l'a répété pour souligner le scandale. On a oublié qu'il était
surtout fils de cette vieille Méditerranée, mais aussi des temps
nouveaux. Il aimait donc la mer, la famille et le soleil, mais aussi la
vitesse et l'argent. Il aimait encore la femme qu'il avait choisie pour
être la mère de ses enfants, même si elle était l'une des princesses
les plus belles et les plus enviées du Gotha. Et il aimait enfin, comme
dans les premiers mots de Love Story -et pour que l'illusion soit plus
complète encore - il aimait, dit-on, Mozart. De tous ces atouts, dont un
autre aurait fait un destin tapageur, lui n'avait voulu garder que ceux
qui tressaient un bonheur à son image, discret et tranquille. Un de ces
bonheurs que l'on dit "simples", peut-être parce qu'ils sont si difficiles
à bâtir, peut-être aussi parce qu'ils ne font pas de bruit ni de vagues
-même si l'on hésite à écrire ce mot, au souvenir de la vague qui l'a
emporté. Mais l'homme choisit, les dieux disposent. Ceux qui façonnent
leur bonheur sous le regard des foules finissent toujours par l'oublier.
C'est pourquoi le malheur, quand il les touche, semble les précipiter
plus cruellement dans l'abîme. Aujourd'hui, dans le silence et la
solitude, Caroline apprend sans doute à se relever. Avant que ne
s'achève le chemin de la douleur, les vagues au pied du Rocher
martèleront longtemps encore le glas des jours heureux. On dit bien
que la mer est cruelle.
    L'amour et la mer ! Stefano avait retenu comme passion ces deux
mots qui disent l'immensité. Il avait oublié que si ces deux mots se
ressemblent étrangement, celui pour dire la mort leur ressemble aussi.
Car l'amour et la mer, malgré l'infinie douceur de leurs sonorités,
enferment, dans la mémoire des siècles, les images éclatées de la
souffrance et du malheur des hommes. Pierre de Marboeuf, à la fin du
XVIe siècle, nous avait prévenus, mais on n'écoute jamais assez les
poètes: "Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage/ Et la mer est
amère, et l'amour est amer/ L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en
la mer ...".
    C'est à Caroline désormais, dans la nuit qui est la sienne, de dire les
derniers mots du poème: "Ton amour qui me brûle est si fort
douloureux/ Que j'eusse éteint son feu de la mer de mes larmes".